Le Dragon d’Or – entre hybridité et polymorphisme
Se raconter
Une des préoccupations au cœur de notre travail est celle de la parole. De par sa forme, le théâtre pose la question de la communication : comment s’exprimer avec sincérité, comment provoquer une rencontre réelle, et comment jeter les bases d’un échange, par-delà la rampe qui sépare les acteurs du public? Les moyens traditionnels de la fiction propulsent la scène et ses occupants dans un ailleurs résolument extérieur à l’instant et au lieu présents. Cette dichotomie pourtant toute prompte à stimuler l’identification, creuse aussi un fossé entre émetteur et récepteur : les acteurs et le public ne partagent pas la même réalité.
Le Dragon d’Or est un exemple de texte écrit à une époque où le personnage de théâtre tel qu’on le concevait jusqu’à récemment – c’est-à-dire quelqu’un d’autre – est déconstruit de telle sorte qu’il ne devient plus que figure. La figure d’un individu dans sa simplicité la plus éclatante. Que se passe-t-il si, au lieu de demeurer partiellement camouflé derrière l’identité d’un personnage, un acteur montait sur scène tel quel, en son nom propre, pour parler de lui-même?
Le concept n’est pas nouveau. Déjà, dans la tradition orale, les conteurs et certains chansonniers performent sans personnage, en parlant dans leur langue et dans leurs mots de l’univers qui est le leur.
C’est parce que les histoires partent de nous qu’elles sont porteuses de sens et de vérité. C’est parce qu’elles sont inventées à partir d’une matière brute et sincère qu’elles sont vivantes, qu’elles nous racontent et qu’elles jettent, espère-t-on, des ponts, entre la salle et la scène.
Construire des images
Ce soir, les histoires que des narrateurs se proposent de raconter proviennent bel et bien d’un texte, Le Dragon d’Or, de l’auteur et metteur en scène allemand Roland Schimmelpfennig. Toutefois, l’architecture de ce texte, la formulation naturellement hésitante de ses répliques, sa distribution à des «hommes» et à des «femmes» et non à des personnages prénommés mais surtout la spontanéité avec laquelle ses scènes se construisent suggèrent justement à l’acteur un jeu qui soit le plus près possible de sa vérité. C’est en fait le jeu du comédien qui, à partir de sa personnalité et de sa sensibilité, endosse successivement les chapeaux de celui ou celle qu’il se sent le désir d’incarner. Il s’agit aussi tout simplement du jeu du théâtre, mais disséqué et exposé dans son processus complet : de l’impulsion première à l’esquisse, puis la construction, individuelle ou collective d’un tableau et d’une scène pour finalement former un microcosme qui, bien qu’il semble chaotique, fonctionne tel un réseau doté d’une logique interne organique et quasi autonome.
C’est ce paysage narratif que des comédiens se proposent de construire, dans une inventivité sans cesse renouvelée, au gré, semble-t-il, de leur imagination et de leurs phantasmes scéniques. Ils répondent à leur désir d’être soudain quelqu’un d’autre, de se projeter dans un monde parallèle mais sous nos yeux, dans l’immédiateté de la représentation, extorquant le drame du texte pour le planter devant nous et dramatiser l’événement de notre rencontre qui est, elle, toujours unique et furtive.
Se prêter au jeu
Ainsi, si les véritables protagonistes de la soirée sont les acteurs, c’est entre eux que se déroule le réel drame de la représentation, et non pas entre les personnages qu’ils se plaisent à évoquer. Quoi que le choix de celles-ci et leur évolution respective dans le récit ne soit pas innocents : elles constituent un instrument capable d’influencer les dynamiques sur scène. Si ces figures sont créées en direct et de toute pièce, on pourrait les croire distanciées ; l’élaboration de leur processus est clairement révélée. Paradoxalement, c’est l’effet contraire qui se produit : la distance initiale révèle une proximité inattendue, fruit de la nature de ces figures si proches des acteurs en scène – présents en leur nom propre – qu’elles finissent par se confondre avec eux.
Une fois encore, c’est des acteurs que tout démarre. C’est à partir de leur personnalité et de leurs intentions qu’un rapport de force s’établit tout au long de la soirée, d’abord subtil puis de plus en plus puissant. C’est ce rapport qui tire réellement les ficelles de ce qui se produit devant nous. Les histoires racontées deviennent une façon pour les interprètes de parvenir à leurs fins, et le statut des figures qu’ils endossent, des prétextes pour réaliser ce qui les anime intimement. Et si, au départ, la bonne entente règne, parfois, leurs dessins les mènent à une cruauté loin d’être fictive.
Ainsi en va-t-il des relations entre les acteurs, mais aussi de celles qu’ils tissent avec nous, dans le public. Si les hôtes nous divertissent, ils se vengent aussi, séduisent et méprisent, dans une liberté toute naturelle que seule la marge socialement acceptable du théâtre permet ; que sans doute seul le statut du comédien n’autorise. C’est la loi du plus fort qui refait surface, la seule qui survive tant dans la fiction que dans le réel, tant dans le théâtre que dehors, dans cet univers magmatique que nous avons en commun.
Sortir du théâtre
Si Le Dragon d’Or puise sa matière dans la spontanéité des acteurs, c’est toutefois à des jeux bien précis que propose de jouer l’auteur. Les histoires qu’on y conte sont peut-être ludiques au premier abord, mais elles décrivent la souffrance concrète et malheureusement réelle des rapports de force sur la planète : l’injustice, qui écrit à elle seule des tragédies où abus et exploitation sont les noms des protagonistes. Le Dragon d’Or se penche tout particulièrement sur la réalité des immigrants illégaux de notre époque qui partagent, anonyme, le même espace urbain que nous.
À titre d’exemple, on estime actuellement le nombre de migrants en situation irrégulière à 200 millions dans le monde. Selon le calcul de l’organisation des Nations Unies, 15 millions d’entre eux auraient fait affaire avec des passeurs professionnels. Des centaines de personnes trouvent la mort dans des conditions de voyage très précaires ; le sort des autres n’est pas plus certain quand on pense que le trafic humain, à des fins de commerce sexuel ou de travail forcé, rapporte environ 7 milliards de dollars annuellement [1]. Au Canada seulement, le nombre de personnes sans papiers varierait entre 200 000 et 500 000 [2]. Bien entendu, ces chiffres ne sont que des estimations, le recueil de données reposant sur les statistiques douanières ou les rafles policières, c’est-à-dire, les cas d’échec.
Bien que les motifs de départ varient en fonction des individus, la promesse d’une vie meilleure, plus prospère et plus sûre, convainc la plupart des migrants à tenter le déplacement. Les conditions dans leur pays d’origine obstruant l’avenir, ils espèrent trouver chez nous les privilèges auxquels ils n’ont pas accès.
Le monde dont témoigne Schimmelpfennig est celui de la féodalité moderne sculpté, d’une part, par une mentalité élitiste et d’autre part, par les impératifs du siphon capitaliste. Nous ne pouvons plus désormais nous cacher qu’une partie de la population mondiale travaille sans relâche afin qu’une autre puisse vivre une vie à la mesure de ses rêves, à la mesure de ses envies d’être tel ou telle, de chanter. De jouer. De changer de peau.
Nous sommes de cette deuxième partie.
Être quelqu’un d’autre
Une des questions au cœur du projet du Dragon d’Or est celle de la parole, nous l’avons dit. Mais pas seulement de la nature de cette parole, de sa légitimité aussi. Comment parler de gens dont nous ne partageons par le quotidien et pour lesquels nos privilèges sont justement en cause dans l’injustice dont ils sont victimes?
Comment parler de l’«Asie» que Le Dragon d’Or postule comme terre du lointain, comment témoigner d’une culture si différente de la nôtre? Et comment parler d’individus dont les libertés sont réduites par les contraintes des enjeux politiques contemporains? Par nos propres habitudes de consommation?
Avec Le Dragon d’Or, Schimmelpfennig suggère de parler d’abord de ce que nous connaissons, c’est-à-dire de nous. De notre rapport à l’Asie qui se traduit souvent, dans notre culture, par la consommation d’objets bon marché, par la récupération de clichés exotisants, et bien sûr, par la fréquentation des restaurants de cuisine «asiatique»! Puisque nous ne pouvons prétendre parler au nom de ceux que nous ne sommes pas, parlons en notre nom, et tentons de comprendre qui nous sommes par comparaison, et comment nous serions si nous étions à leur place. Ici, le «si magique» propre au jeu du théâtre suggère un déplacement imaginé mais aussi empathique : comment cela serait-il si j’étais quelqu’un d’autre? Un immigrant chinois dans un restaurant du Chinatown de Montréal, par exemple. Comment cela serait-il si j’étais le pilote d’avion et non l’hôtesse de l’air, si je pouvais brasser les cartes et les redistribuer selon ma fantaisie, comment le monde serait-il? Un manège qui emprunte au jeu de rôles mais qui bascule aussi dans une fuite en avant : le bon vieux rêve de changer de vie qui accompagne, telle une échappatoire, nos multiples insatisfactions et, pour beaucoup, le projet d’immigration.
Sophie Devirieux
[1] United Nations Strategies against Transnational Organized Crime. Conference contre le crime transnational organisé, tenue le 30.01.01, Japon.
[2] Canada, Immigration : Les nouveaux visages de l’esclavage. Radio-Canada, dernière mise à jour en avril 2006.